Une nuit épique dans la haute Tessaout de mon premier terrain
Une nuit épique dans la haute Tessaout de mon premier terrain …
C'était en automne 1976 dans la haute vallée de la Tessaout, à plus de 20 heures de mulet en amont du barrage Moualy Youssef aux Ayt Aadel. Nous étions une petite équipe de trois ingénieurs[1] du bureau d’études SOMET, ex SOGETIM marocanisée au début des années 70, du fameux ancien groupe SOGETA-SOGREAH .[2] Partis de Demnate, nous avions pris la piste praticable en véhicule tous terrains, mais difficile, qui menait au cœur du bassin versant, aux Ayt Tamelil au bout de 4 bonne heures, via le Tizi n’Outfi. Ensuite c’était le monde exclusif des pistes muletières à partir du douar Toufghine, à l’endroit du gué saisonnier sur la Tessaout qui permettait de passer en rive gauche et de sortir vers Skoura et Ouarzazate via le fameux col historique du Tiizi n’Fedghate.
Cela faisait plus d’un an que je travaillais sur cette étude et j’y avais déjà passé plus de 6 mois cumulés à reconnaitre et enquêter les 111 douars depuis le barrage jusqu’aux sources du jbel Tarkedit qui culminait à plus de 4000 m, et le but de l’excursion était que je fasse découvrir la vallée à mes deux aînés, ingénieurs séniors, et qu’ils s’imprègnent quelque peu du terrain dans sa difficulté et sa diversité tant physique que socio-économique.
Nous avions loué 6 robustes mulets aux Ayt Tamelil et pris un vieux guide muletier alerte de 80 ans, Ba Ahmed, qui était réputé connaitre la vallée de fond en comble, comme sa maigre poche, amont-aval, afella- izder, rive droite-rive gauche, anamer-amalou. Il m’avait été recommandé par le fils du moqaddem des Ayt Mdioual, Mohammed Ayt Ouammass, du même lignage -ikhs, qui avait été mon interprète tachelhite/darija approximatif pour la fin de mes enquêtes de l’année précédente. Deux des six mulets étaient chargés de pains de sucre traditionnels, denrée chère à forte consommation pour le thé quotidien. Le sucre, érigé en monnaie d’échange en nature, était destinés à dédommager nos hôtes tout au long de nos pérégrinations. En l’absence de commodités administratives ou de gites ruraux, et au-delà de l’hospitalité coutumière, les nuitées obligées chez l’habitant étaient alors la règle. Je pratiquais le dédommagement en nature don/contre-don, et non pas en argent, pour ne pas pervertir les rapports sociaux de la vallée à l‘espace social alors peu monétarisé[3].
Après deux premières nuits passées aux Ayt Tasselli des Ayt Arbaa des Ayt Mgoun, puis au fameux douar Megdaz des Ayt Attiq des Ayt Mgoun, nous étions montés en reconnaissance que je voulais faire à l’occasion sur le plateau des agdals du jbel Tignousti culminant à plus de 3000 m d’altitude, via des pistes muletières escarpées de la muraille appelée localement Aghoulid n’Ichebaquène au-dessus du douar du même nom. Les mulets montagnards progressaient admirablement, lentement mais surement, sur les fortes pente, habitués qu’ils étaient, plaçant leurs quatre sabots dans un rond d’assiette pour tourner à chaque fois à l’angle du zig et du zag. Il ne fallait surtout pas essayer de les guider mais leur laisser la bride sur le cou, seul le muletier avertissait vocalement la bête de tête qu’il montait en ponctuant le cheminement de ci de là par des aïda secs ou des chouar prolongés, selon qu’il s’agissait d’encourager le pas hésitant saccadé du mulet ou au contraire le prévenir d’un passage plus difficile … J’avais appris à faire pareil, par singerie amusée au début, en toute connaissance de cause avec l’expérience par la suite.
Ichebakène était le douar unique des Ayt Zahrar[4] de la grande tribu jadis turbulente des Imeghrane du versant sud du Haut-Atlas de Skoura. C’était une petite fraction indigente de pauvres charbonniers clandestins, au terroir cultivable étriqué, à la limite de l’asylvatisme des précieux genèvriers thurifères, en voie de disparition, et qui ne voyaient pas souvent le garde forestier Bab tagant .
Ayant sous-estimé « l’espace horaire » de progression sur ces vastes pâturages d’estive à dominante de buplèvre, d’alyssum, d’orménie scarieuse,et autres xérophytes steppique de haute montagne, nous fûmes pris par la nuit sous la neige et nous perdîmes notre chemin sur un tapis neigeux que j’avais sous-estimés avec Ba Ahmed, qui de toute façon n’allait pas me contredire à l‘annonce du programme envisagé pour la journée. J’étais le jeune hakem de circonstance qui tenait les cordons de la bourse.
Le manteau de neige dépassait 2 m par endroit et on risquait à tout moment d’être emportés dans des crevasses sous les congères. Les mulets s'enfonçaient jusqu'au poitrail dans la neige et se dégageaient à chaque pas en se cabrant, les pattes ensanglantées dans les épineux recouverts par la neige, nous imposant ainsi une sorte de rodéo macabre, écartelés et agrippés que nous étions, montés sur les chouaris ballotant. Notre chemin improvisé se balisait de signes de piste inconnue de sang rouge carmin sur la neige blanche aux reflets blafards d'une nuit de pleine lune.
Un mulet porteur glissa soudain dans une crevasse et nous réussîmes de justesse à le retenir et le redresser à la force des poignets, puis refaire son bât. La lune rousse dardait au loin de ses pâles rayons le sommet du Jbel Tignousti et le Tizi n'Rouguelt qui fait passer en Ayt Bou Ouli, puis au-delà vers le nord-est en Ayt Bouguemmez. Deux chacals, le mâle et la femelle probablement, nous suivaient en s'appelant, un au-dessus, l'autre en dessous, guettant notre chute et l’espoir de quelque pitance et charogne en devenir... C'était un spectacle dantesque, mon vieux guide Ba Ahmed, en tête de notre petite caravane muletière en péril, ahanait de concert avec les mulets et psalmodiait sans arrêt des paroles incompréhensibles. Mes deux compagnons de mission étaient décomposés, frigorifiés et paralysés de peur, ne pouvant même plus parler. Ils m'en voulurent beaucoup de les avoir entraînés dans cette petite aventure improvisée à haut risque ...
Et puis tout d'un coup le manteau de neige devint un peu pentu, Ba Ahmed se retourna vers moi en exultant à mots couverts agharass, agharass M'siou - la piste, nous étions sauvés ! ... Après une descente interminable à l’aveugle derrière Ba Ahmed, notre sort entièrement confié aux mulets, nous arrivâmes à minuit passé aux abords du douar Amezri , en bas dans la haute vallée.
Dès l’orée du douar nous fûmes assaillis sur nos mulets par les sempiternels chiens errant du douar, aboyant, le poil hérissé, montant les crocs, qui nous empêchaient ainsi de descendre de monture. Toutes les portes et fenêtres restaient fermées malgré les aboiements, sans laisser perler la moindre lumière. Les Ayt Affane avaient une mauvaise réputation d’hostilité aux étrangers au pays et au Makhzen, ayant détroussé quelques années auparavant une mission technique d’hydrologues, et refusant toujours de répondre aux enquêtes comme je l’avais vécu moi-même l’année précédente sous la protection de leur cheikh et amghar ambigü …
Finalement, au détour d'une étroite venelle, une porte s'entrouvrit dans un filet de lumière, un bref échange de mots, les chiens écartés à coups de pierre, et l’épicier du douar, soussi, étranger à la tribu comme nous, nous offrit l'hospitalité anebgui n’Rbi … Allongé sur une heïdora les pieds nus au chaud, jamais un verre de thé ne me parut aussi paradisiaque que cette nuit là et une couche à même le sol aussi confortable. Après un troisième verre de thé brulant, le vieux Ba Ahmed se retourna un moment vers moi et me glissa alors discrètement à l'oreille dans sa darija approximative de vieux chleuh « Tu sais M'sieur j'étais passé par là il y a 50 ans pour aller acheter des dattes au Tafilalt et revenir les vendre ici au pays, j'ai prié Dieu de me remontrer le chemin et il m'a entendu »...
C'était une belle histoire de l'Oncle Paul Potin ;=)
=> Mes rapports de ce premier terrain sur ce blog http://christianpotin.canalblog.com/archives/2012/08/29/24989930.html
[1] Adolphe Cortin, agro-économiste belge chef de projet, Mohamed Azib ingénieur du génie rural et moi-même jeune ingénieur d’études, dans le cadre de l’étude d’aménagement contre l’érosion du bassin versant de l’oued Tessaout pour le compte de la Direction des Eaux et Forêts; dont le directeut était alors M. Abderhamane Zaki.
[2] SOMET : Société Maroc Etudes ; SOGETIM : Société de Gestion des Travaux d’Irrigation au Maroc ; SOGETA : Société de Gestion des Travaux Agricoles.
[3] Ce qui a bien changé de nos jours avec, entre autres, le développement du tourisme d’excursion, l’ouverture de la vallée par l’aménagement des pistes principales, le pont tant attendu depuis plus de 50 ans sur la Tessaout à Toufghine qui permet aux initiés de sortir directement sur Ouarzazate sans passer par Marrakech et le Tizi n’Tichka, et la marchandisation de l’espace …
[4] Les Ayt Zahrar sont perchés avec la fraction Ayt Affane amont dans la Haute Tessaout en dessous du Jbel Tarkedit et du plateau des sources
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