A propos du changement social ... pour le développement communautaire
CONSIDERATIONS GENERALES THEORIQUES ET PRATIQUES SUR LA PROBLEMATIQUE DU CHANGEMENT
(D'après M Crozier L'acteur et le système)
1. LE CHANGEMENT EST UN PHENOMENE SYSTEMIQUE
La problématique du changement
Les théories classiques du changement ont souvent été basées sur trois postulats qui sont désormais infirmés au minimum :
(i) le postulat de cohérence des ensembles et des mécanismes sociaux. Mais l'approche systémique semble démontrer que la cohérence d'un ensemble reste très relative entre ses sous-systèmes.
(ii) le postulat de l'interdépendance et de la hiérarchisation des éléments et des mécanismes sociaux, qui est limité forcement par le constat que l'action sur l'une ou l'autre des variables du système peut le modifier sensiblement, si cela se situe dans une ligne stratégique forte et appropriée.
(iii) le postulat de l'homogénéité du champ social n'est plus non plus défendable. Car il peut y avoir coexistence de mécanismes internes, avec équilibre sinon intégration comme le montre l'analyse des organisations. Le problème n'est pas tant la connaissance de la nature de la rupture des forces provoquée par le changement que la connaissance des seuils de tensions et des conséquences de cette rupture. Sociologiquement, il s'agit donc de comprendre comment et à quelles conditions une crise peut constituer une base d'innovations ou au contraire provoquer des phénomènes " régressifs ".
Les principales caractéristiques systémiques du changement
Le changement est avant tout la transformation d'un système d'action, qui met en jeu des nouveaux rapports humains, de nouvelles formes de comportement social et de jeux et enjeux socio-institutionnels. De tels changements supposent des rapports de forces favorables qui sont conditionnées par les capacités potentielles cognitives, relationnelles et politico-institutionnelles. Ils sont donc bel et bien systémiques, puisque conditionnés par les systèmes d'action élaborés et auxquels ils s'appliquent. À ce propos deux problèmes pratiques se posent:
(i) la prise de décision et la mise en oeuvre d'une action, qui sont perçues habituellement comme une contrainte au changement, car elles s'opposent par " nature " aux habitudes et intérêts des hommes et des institutions. Pour lever cette contrainte on prévoit classiquement qu'il faut sans cesse " sensibiliser ", persuader, éduquer... Mais dans les faits une telle approche reste inadéquate si elle ne tient pas compte des réalités du fonctionnement des organisations et des systèmes d'action; dont la connaissance suppose une analyse stratégique fonctionnelle.
En réalité les membres d'une organisation formelle sont souvent prêts à changer très rapidement à condition qu'ils retrouvent leurs intérêts dans les nouveaux jeux qu'on leur propose. Ils ont en règle générale une bonne capacité d'appréciation intuitive voire " instinctive" des risques que peut représenter pour eux le changement. Par ailleurs ils se méfient systématiquement des modèles de changements rationalisant et uniformes " imposés d'en haut ", car ceux-ci réduisent ou limitent les zones d'incertitudes et les alternatives possibles de jeux relationnels réactifs leur permettant de préserver leur identité individuelle et collective.
Il est bien connu que tout ensemble humain a une capacité très importante d'absorber tout changement formel pour autant que soient préservées ses caractéristiques et références de valeur essentielles.
(ii) Les conditions d'élaboration du changement, qui commence par une prise de décision ne pose pas tant le problème du coût de la recherche de l'information objective ou pseudo-objective (technique et économique notamment), mais davantage la fiabilité et le caractère non biaisé de l'information. Dans le cadre d'une institution formelle ce problème est particulièrement patent: la transparence totale à tous ses niveaux hiérarchiques allant toujours contre la logique de sa structuration, de son développement et de sa pérennisation ; dans le cadre de jeux inégaux et de fonctions de pouvoir qui permettent sa régulation sociale; le contrôle des individus et des groupes en terme de zones d'incertitudes et de contre-organisations, et jeux informels dommageables au bon fonctionnement formel de l'institution, voire à sa survie. Toute institution est donc soumise, peu ou prou, à des logiques de renforcement de cercles vicieux dysfonctionnels dans la pratique, de systèmes de communication interne fermée, et de contrôle de ses membres. Tout dirigeant en place d'une institution et son équipe de responsables-collaborateurs, voulant initier le changement de la structure formelle, et encore plus profonde, de celle-ci se heurtera à l'obstacle de la "somme" des jeux individuels systémiques interactifs (même si les individus pris isolément y sont favorables). En dernière analyse ni l'élaboration, ni la mise en oeuvre d'un changement structurel d'une organisation ne peut être conçue ni justifiée indépendamment du système d'actions objet du changement, dont les caractéristiques et modes de régulation en conditionnent fondamentalement la bonne fin. Comme tout " construit " socio- institutionnel le changement est donc bel et bien contingent. et participe d'un phénomène systémique.
2 LE CHANGEMENT RESIDE DANS L' APPRENTISSAGE DE NOUVELLES FORMES D'ACTIONS COLLECTIVES
Le changement suppose la recherche, la découverte et l'acquisition de nouvelles capacités et ce de façon collective. La notion d'apprentissage collectif est héritée de la psychologie et de son concept de "learning", basé sur la découverte et l'élaboration à travers des protocoles de type "essais-erreurs", de processus inventifs et innovateurs, pour la découverte et l'acquisition par des individus leur permettant de régler par eux- mêmes leurs problèmes. Mis en perspectives sociologiques " l'apprentissage collectif se définit comme un processus à travers lequel un ensemble d'acteurs, partie prenante d'un système d'action, apprennent- c'est-à-dire inventent et fixent -de nouveaux modèles de jeu, avec leurs composantes affectives, cognitives et relationnelles. .."
"…Les effets "pervers" de l'action sociale, les cercles vicieux qu'elle comporte nécessairement peuvent alors être considérés comme l'élément constitutif (et conditionnant) toute entreprise collective "
La pré-évaluation ex-ante de la capacité de changement des groupes sociaux se définit pour des raisons de commodité pragmatique heuristique à travers la distinction artificielle de deux grandes catégories de déterminants à savoir: les déterminants internes structurels (" potentiel intrinsèque" au changement), et les déterminants externes de leurs environnements sociaux, économiques, pratiques et institutionnels (aux niveaux local, régional, national et international).. Ceux-ci déterminent en dernier ressort les degrés et types de changement participatif local des groupes sociaux cibles dans leur cadre superstructurel, institutionnel, politique économique et juridique. Mais dans la réalité, et selon les principes systémiques des systèmes ouverts et complexes mis en jeu, ces deux catégories de déterminants sont en interaction permanente.
La démarche participative demande la réelle implication de tous les acteurs concernés. C'est une opération qui met en jeu la capacité de groupes différents engagés dans un système d'actions et de relations complexes à coopérer autrement pour la réalisation d'un même objectif. Elle implique donc un changement des rapports sociaux et elle entraîne une transformation des caractéristiques sociales, économiques, politico- institutionnelles d'un système et de ses modes de régulation.
Le changement réussi ne peut être la conséquence du remplacement d'un modèle ancien par un modèle nouveau conçu par avance, il est le résultat d'un processus collectif à travers lequel sont mobilisées, voire créées, les ressources et capacités des participants pour la constitution de nouveaux jeux (rapports) sociaux. Cela met en évidence une dimension fondamentale dans tout processus de changement, c'est l'apprentissage collectif, voire la création et l'acquisition par les acteurs concernés de nouveaux modèles relationnels, de nouveaux modes de raisonnements, de nouvelles formes d'actions collectives.
Aucun changement ne peut se faire sans rupture, sans crise sociale; mais il est aussi vrai que les rapports de force ne se transforment réellement que quand une capacité meilleure à résoudre les problèmes d'organisation collective commence à faire ses preuves. Un changement de rapport de force n'entraîne pas forcément la transformation de la nature et des règles du jeu social, il peut s'agir simplement d'un renversement d'élites. Il est donc nécessaire d'animer et d'accompagner un groupe à prendre conscience qu'il est capable par lui-même de générer du changement ; et de surmonter les crises qu'entraîne inévitablement tout processus de changement, sans pour autant que cela remette en cause son identité et sa cohésion
La capacité d'une société ou de tout un ensemble humain à changer est déterminée essentiellement par sa richesse, non matérielle, mais culturelle, relationnelle et institutionnelle, encore qu'il y ait une étroite relation entre les deux. Un ensemble riche est un ensemble qui dispose d'une grande diversité de jeux relationnels possibles; de systèmes d'actions, et qui pourra se permettre de prendre le risque du changement; contrairement à un ensemble pauvre qui est ensemble rigide entièrement dépendant des institutions rudimentaires et des valeurs figées qu'il a réussi à élaborer ; et qui est maintenu par des moyens de contraintes pauvres: la coercition, la religion, une idéologie frustre... Pour qu'un changement soit aisé, il faut qu'il y ait du jeu[1], des degrés de liberté possible; ce sont les ensembles qui sont le moins étroitement intégrés et qui disposent de plus de ressources qui peuvent le plus facilement se transformer, inventer du nouveau..
On retiendra enfin que toute rupture, à praxis d'action participative, comporte un risque de régression (et non pas de changement participatif additionnel). Pour éviter de tels " retours de flamme ", il faut qu'à un moment ou à un autre il y ait une responsabilité humaine individuelle et des instances de régulation, de contrôles et d'arbitrages sociaux internes aux groupes-cibles.
3 CONDITIONS ET PRAXIS D'INTERVENTION DU CHANGEMENT
La nécessité de la connaissance
" Le premier problème normatif que pose une intervention du point de vue du sociologue est le problème de la connaissance. Sur quelles informations se repose-t-on pour effectuer les choix nécessaires ? Que connaît-on, en fait, de la réalité du système sur lequel on va opérer et des problèmes qu'on va attaquer ?..
...Or ces solutions sont à peu près inconnues au sommet. Pourquoi ? Parce que chaque responsable qui a effectivement intérêt à chercher une solution à son niveau n'a que peu d'intérêt à communiquer cette expérience et court même des risques sérieux à le faire. ... "
La connaissance de la réalité du fonctionnement des systèmes en cause est bel et bien fondamentale.
"... En fait, ce n'est pas du tout la connaissance théorique qui devient décisive dans les actions de changement, mais la connaissance des capacités et des ressources au sein d'un système et au niveau théorique, la méthodologie d'analyse et d'expérimentation qui rend possible une telle connaissance. "
"... Si, en revanche on peut fonder l'action sur une connaissance suffisante des contextes, on va pouvoir agir avec le système et non pas contre lui, donc épargner des ressources toujours trop faibles et multiplier les résultats.
Rarement on consacre un temps suffisant pour les analyses préalables du contexte dans lequel ou sur lequel on opère. C'est très rarement même qu'on reconnaît l'existence de ce problème. On investit des sommes considérables d'énergie, et aussi d'argent, à étudier, analyser, décomposer les aspects techniques et économiques des problèmes. Mais on oublie que ces problèmes n'existent qu'à travers les systèmes d'action qui les résolvent, et que ces systèmes ne se réduisent pas à des problèmes matériels, mais constituent des construits humains n'obéissant jamais mécaniquement aux injonctions ou décisions d'un sommet ou d'un régulateur central… "
Agir à la fois sur les hommes et sur les structures institutionnelles
" ...Deux voies sont ouvertes pour l'action de changement: l'action sur les hommes, qui utilise la formation technique et la formation humaine, la politique de recrutement, de promotion et de gestion du personnel et qui s'appuie du point de vue scientifique sur la psychosociologie; et l'action sur les structures qui se guide sur le ou les modèle(s) rationnel(s) élaboré(s) à partir des données de la technologie, de l'organisation scientifique du travail et de l'économie d'entreprise.
Se limiter à un de ces deux types d'action, c'est se condamner aux conséquences inattendues, au maximum d'effets contre-intuitif. Les mener séparément n'améliore la situation que par chance. On ne peut développer une action de changement raisonnable qu'en les associant étroitement dans la même stratégie.
Appliquée toute seule ou sans lien avec une action sur les structures, l'action sur les hommes est dangereuse. Elle se prête en effet à toutes les manipulations et même si, comme c'est le plus souvent le cas, ceux qui l'animent sont respectueux de la liberté d'autrui, ils soulèvent tout naturellement l'inquiétude et créent le soupçon…. "
" L'action sur les structures, de son côté, quand elle est menée sans réflexion sur les problèmes humains qu'entraîne tout changement, est tout aussi aveugle. Ne manquons pas de noter toutefois, à l'intention de ceux qui sont obnubilés par les dangers des relations humaines et du contrôle psychologique, qu'elle est infiniment plus fréquente et, du fait de la puissance de l'appareil qu'elle est capable de mettre en mouvement, beaucoup plus dangereuse pratiquement. Pour grossière quelle soit, la manipulation qu'elle fait subir à l'individu n'en est que plus blessante, et le cortège de réactions qu'elle entraîne -développements de pouvoirs parallèles, perversion des objectifs, retraits, cercles vicieux de non-communication- sera tout aussi dommageable à moyen terme pour les organisations. ..."
L'importance de la négociation
" Vu dans une autre perspective, systémique cette fois, le cycle d'actions et de réactions doit être compris comme un rapport de négociations entre un initiateur et des sujets réagissant à la première initiative. À travers cette négociation, les " objets " de la réforme deviennent "sujets ", la coopération se développe de façon plus ouverte et plus large.
Négociation, toutefois, est un mot ambigu, et il nous faut préciser. La négociation que nous évoquons n'est pas, ne peut pas être, une négociation ouverte. Les participants ne pourraient supporter une discussion explicite qui les engagerait et restreindrait leur liberté d'action. C'est par le détour et la médiation de l'interprétation du comportement qu'une négociation implicite peut avoir lieu, qui respecte la liberté des deux parties…. "
Le risque, qui constitue en même temps la plus grande contrainte, c'est que la négociation se trouve prisonnière des canaux institutionnels en place et si forts qu'ils puissent rendre tout changement impossible.
4 LES FINALITES UNIVERSELLES DE TOUT PROCESSUS DE CHANGEMENT
Les relations de pouvoir
Elles constituent le premier thème des finalités de changement, ce dernier n'étant possible sans une transformation du système de pouvoir en place, qui en est une des étapes essentielles, sinon le but premier.
" ...II n'y a pas d'action sociale, il n'y a pas de structure collective sans liberté des acteurs et, partant de là, sans relations de pouvoir. Le pouvoir dans cette perspective, il faut le souligner, n'est ni un désir ni un besoin qui devrait être satisfait ou réprimé en fonction d'un jugement moral. C'est un fait vital, irréductible, à partir duquel il faut raisonner le changement. ..."
" ...Obstacles à tout changement, les relations de pouvoir existantes doivent donc constituer en même temps la première cible de l'effort de changement. Et si l'on prend un peu de recul, le développement de relations de pouvoir nouvelles, qui est inséparable du développement de capacités collectives nouvelles peut être considéré comme le commun dénominateur mais aussi, plus profondément, comme la finalité implicite de quantité d'objectifs de changement en apparence divergents. ..."
Finalités vécues et finalités choisies
" ...En fait, on distingue habituellement des finalités vécues dont on admet très bien que ce soit à la base qu'elles sont le mieux ressenties, et des finalités choisies qui certes doivent traduire et mêmeincarner les premières, mais qui, elles, du fait des mécanismes inhérents aux choix collectifs, ne peuvent se manifester qu'au sommet.
Or, ce n'est pas au sommet que les finalités prennent leur sens. C'est au niveau où elles sont effectivement vécues. Certes, des choix sont nécessaires au sommet, mais ils ne commandent pas automatiquement les choix qui se font à la base. ..."
" ...La finalité imposée du sommet aboutit nécessairement, quelle que soit sa générosité, à une contrainte bureaucratique.Contrairement aux intuitions immédiates, en effet, idéalisme et bureaucratie ne s'opposent pas dans cette pratique, tout au contraire. L'un entraîne immanquablement l'autre. Tout simplement parce que les arbitrages qui sont enlevés aux acteurs vivant concrètement les contradictions entre finalités doivent être abandonnés à l'arbitraire des fonctionnaires chargés de l'application et de la mise en oeuvre des programmes de changement. Plus le programme est rigoureux, plus les contradictions sont grandes au niveau du vécu et plus la part d'arbitraire bureaucratique augmentera. ...
...Une exploration plus consciente des solutions opérationnelles à la base, fondée sur une responsabilité plus clairement assumée des participants à qui on reconnaît leur marge de liberté, permet d'abord de découvrir quantité de problèmes qui n'auraient pas été autrement aperçus.
Elle permet, en second lieu, d'aboutir à des compromis de bon sens et à une reformulation plus pratique des objectifs. Elle permet, enfin et surtout, la découverte et l'apprentissage de modes de relations nouveaux qui suppriment ou transforment suffisamment la contradiction première. C'est cette valeur ajoutée qui constitue l'apport décisif au construit social et qui est, de ce fait, l'objectif profond de toute réforme.
Cette valeur ajoutée, certes, peut être effectivement obtenue par une réforme déclenchée par le sommet. Dans beaucoup de circonstances, elle ne peut pas, semble-t-il, être obtenue autrement. Mais les dirigeants, en revanche, sont la plupart du temps incapables de prévoir quelle sera la valeur ajoutée et comment elle se développera…..
L'apprentissage et la découverte d'une valeur ajoutée à la base est particulièrement décisive quand il s'agit de transformer des relations de pouvoir. Remplacer un type de jeu hiérarchique fermé par un type de jeu moins hiérarchique, plus égalitaire et plus ouvert, implique nécessairement l'acceptation par les participants de contraintes nouvelles. Ces obligations, en fait morales, font partie de l'apprentissage dans lequel ils sont engagés. Mais elles constituent une cause répétée d'échec. pour une réforme octroyée d'en haut et dont on considère de ce fait qu'elle ne doit entraîner aucune contrainte, mais seulement des satisfactions…. "
Note
[1] au sens anglais de" slack ".