Leçon sur la leçon, Pierre Bourdieu - Court extrait de sa leçon inaugurale au Collège de France le vendredi 23 avril 1982.
Leçon sur la leçon - Leçon inaugurale prononcée au Collège de France par Pierre Bourdieu le vendredi 23 avril 1982
Extraits
" ... On n'entre pas en sociologie sans déchirer les adhérences et les adhésions par lesquelles on tient d'ordinaire à des groupes, sans abjurer les croyances qui sont constitutives de l'appartenance et renier tout lien d'affiliation et de filiation. La sociologie, science de l'institution et du rapport, heureux et malheureux, à l'institution, suppose et produit une distance insurmontable, et pas seulement pour l'institution ; elle arrache à l'état d'innocence qui permet de remplir avec bonheur les attentes de l'institution. Ainsi, le sociologue issu de ce que l'on appelle le peuple et parvenu à ce que l'on appelle l'élite, ne peut accéder à la lucidité spéciale qui est associée à toute espèce de dépaysement social qu'à condition de dénoncer et la représentation populiste du peuple, et la représentation élitiste des élites, bien faites pour tromper à la fois ceux qui en sont et ceux qui n'en sont pas ..."
(...) "Ceux qui déplorent le pessimisme désenchanteur ou les effets démobilisateurs
de l'analyse sociologique lorsqu'elle formule par exemple les lois de la reproduction sociale, sont à peu près aussi fondés à le faire que ceux qui reprocheraient à Galilée d'avoir découragé le rêve de vol en construisant la loi de la chute des corps. Énoncer une loi sociale comme celle qui établit que le capital culturel va au capital culturel, c'est offrir la possibilité d'introduire parmi les circonstances propres à contribuer à l'effet qu'elle prévoit - dans le cas particulier, l'élimination scolaire des enfants les plus dépourvus de capital culturel - les "éléments modificateurs" , comme disait Auguste Comte, qui, si faibles soient-ils en eux-mêmes, peuvent suffire à transformer dans le sens de nos souhaits le résultat des mécanismes.
"Du fait que la connaissance des mécanismes permet, ici comme ailleurs, de déterminer les conditions et les moyens d'une action destinée à les maîtriser, le refus du sociologisme qui traite le probable comme un destin se justifie en tout cas : et les mouvements d'émancipation sont là pour prouver qu'une certaine dose d'utopisme, cette négation magique du réel qu'on dirait ailleurs névrotique, peut même contribuer à créer les conditions politiques d'une négation pratique du constat réaliste.
"Mais surtout, la connaissance exerce par soi un effet - qui me paraît libérateur - toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c'est-à-dire toutes les fois qu'elle touche aux fondements de la violence symbolique. Cette forme particulière de violence ne peut en effet s'exercer que sur des sujets connaissants, mais dont les actes de connaissance, parce que partiels et mystifiés, enferment la reconnaissance tacite de la domination qui est impliquée dans la méconnaissance des fondements vrais de la domination. On comprend que la sociologie se voit sans cesse contester le statut de science, et d'abord évidemment par tous ceux qui ont besoin des ténèbres de la méconnaissance pour exercer leur commerce symbolique.
" La nécessité de répudier la tentation régalienne ne s'impose jamais aussi absolument que lorsqu'il s'agit de penser scientifiquement le monde scientifique ou, plus largement, le monde intellectuel. S'il a fallu repenser de fond en comble la sociologie des intellectuels, c'est que, du fait de l'importance des intérêts en jeu et des investissements consentis, il est suprêmement difficile, pour un intellectuel, d'échapper à la logique de la lutte dans laquelle chacun se fait volontiers le sociologue - au sens le plus brutalement sociologiste - de ses adversaires, en même temps que son propre idéologue, selon la loi des cécités et des lucidités croisées qui règle toutes les luttes sociales pour la vérité.
[...]"On comprend que l'existence de la sociologie comme discipline scientifique soit sans cesse menacée. La vulnérabilité structurale qui résulte de la possibilité de tricher avec les impératifs scientifiques par le jeu de la politisation fait qu'elle a presque autant à craindre des pouvoirs qui en attendent trop que de ceux qui veulent sa disparition. Les demandes sociales sont toujours assorties de pressions, d'injonctions ou de séductions, et le plus grand service que l'on puisse rendre à la sociologie, c'est peut-être de ne rien lui demander. Paul Veyne remarquait qu'"on reconnaît de loin les grands antiquisants à certaines pages qu'ils n'écrivent pas" . Que dire des sociologues qui sont sans cesse invités à outrepasser les limites de leur science ? Il n'est pas si facile de renoncer aux gratifications immédiates du prophétisme quotidien - d'autant que le silence, voué par définition à passer inaperçu, laisse le champ libre à l'inanité sonore de la fausse science. "