UN SOCIOLOGUE ENGAGE ...
De notre servitude involontaire par Alain Accardo
… Bonnes feuilles extraites de : « De notre servitude involontaire. Lettre à mes camaradeS de gauche. » Editions Agone. 96 pages ( in le Courriel d'ATTAC n°334 du 23/05/2002 )
Je suis tout à fait conscient que la critique des mœurs est un exercice périlleux et rarement bien accueilli. Par un dévoiement du jugement qui est précisément une manifestation de l'« esprit du système », on ne veut voir dans la critique morale qu'une atteinte à la liberté de chacun de faire ce qu'il lui plaît. Ce qui, aux yeux de beaucoup aujourd'hui, est un plus intolérable crime que de laisser assassiner son prochain. Et il n'est malheureusement pas facile de faire comprendre aux intéressés que la critique s'adresse en fait à ce qui en eux est non pas libre mais au contraire possédé, aliéné par le système, et que lorsqu'ils proclament fièrement « Je fais ce que je veux », en réalité ils font justement ce que le système veut, plus exactement ce que la logique du système, qu'ils se sont incorporé, les pousse à vouloir parce que c'est ce dont le système a besoin pour fonctionner de façon optimale. [.]
Ainsi le système capitaliste, parce qu'il est une structure d'accumulation insatiable de profit, a-t-il besoin sur le marché d'individus autant que possible réduits à leur fonction consumériste et ne regardant pas plus loin que le capot de leur voiture ou le bout de leur fourchette. Il a besoin de clients inlassables, enclins à acheter et à consommer tout et n'importe quoi, à acheter et à consommer tant et plus, à acheter et à consommer compulsivement, frénétiquement, ostentatoirement, à « faire marcher le commerce », prêts à s'endetter, parfois même à voler ou à tuer pour acheter, et auxquels il vend désormais absolument de tout, y compris du pipeau, du toc et de la frime. Il a besoin d'un type d'humain pour qui le sens de la vie se résume à être pour avoir et à avoir pour être.
Parce qu'il est une structure de domination, le système a aussi besoin d'hommes et de femmes avides de pouvoir personnel, qui prennent plaisir à dominer autrui, aussi peu que ce soit, et qui sont disposés en permanence à jouer aux « chefs » (grands ou petits), à s'investir avec fougue et délectation dans toutes sortes de compétitions arbitraires, même pour des enjeux ridicules, même pour des pouvoirs factices. Cet appétit de pouvoir gangrène tous les rapports sociaux, pervertit toutes les relations, y compris les plus intimes, en dépit de, ou plutôt grâce à tous les bavardages sur la « communication », l'« écoute » et le « dialogue démocratique » qui agrémentent aujourd'hui tout rapport de domination et aident à son accomplissement.
La rationalité d'un tel système implique donc de façonner dès le plus jeune âge et tout au long de leur vie des individus censés devenir nominalement des citoyens adultes, mais qu'on tend à maintenir à l'état d'adolescents prolongés en cultivant leurs pulsions, leurs lubies et leurs prétentions dûment orchestrées, attisées et manipulées par le marketing, la « pub », les magazines, la télé et toute la foire médiatique aux chimères. Et c'est cette inflation artificieuse de caprices puérils, de velléités coûteuses et de gesticulations exhibitionnistes qu'on ose appeler «liberté », c'est cette façon décérébrée de se comporter qui est censée témoigner de l'éminente dignité de la personne humaine !
Face à cet univers grotesque, démentiel et meurtrier, véritable royaume du Père Ubu, il est de la responsabilité de tous ceux - et leur nombre ne cesse d'augmenter - qui refusent le monde inane autant qu'insane que nous fait le capitalisme, de dire et de se dire clairement : « Non, une vie consacrée à la poursuite interminable et égoïste de plaisirs matériels au demeurant médiocres et de pouvoirs temporels au demeurant dérisoires est une vie de divertissement, une vie vide, une vie inutile, une vie sans honneur, une vie de m'as-tu-vu, une caricature de vie humaine, bref, c'est une vie de con, et je n'en veux pas ! » Ceux qui ont ce courage et cette lucidité, ceux-là seuls sont vraiment des êtres « libres ».
Qui n'a pas vraiment compris par quoi le système le tient enchaîné n'est pas près de pouvoir libérer le monde, quoi qu'il en pense et quoiqu'on on en dise. Or, ce que la plupart des esprits n'ont pas encore clairement compris, même si beaucoup le soupçonnent confusément, c'est le lien entre les structures objectives du système et la sphère des mœurs, sans doute parce que ce lien n'est ni mécanique, ni univoque, ni immédiat et que les mœurs de la population considérée (les classes moyennes en l'occurrence) présentent une autonomie relative par rapport aux déterminations économiques. À cet égard, le travail de la science sociale depuis des décennies a permis de mettre en lumière la façon dont la logique du marché capitaliste a entraîné, au fil des générations, à travers des médiations de toute nature, des transformations du mode de vie, par exemple en matière de rapports entre hommes et femmes, parents et enfants, jeunes et vieux, employeurs et employés, etc., et aussi comment en retour ces mœurs nouvelles ont influencé le développement économique. Bref, il serait illusoire de considérer que nos mœurs n'ont rien à voir avec le fonctionnement du système et qu'il est indifférent pour celui-ci que nous vivions de telle façon plutôt que d'autre.
C'est pourquoi on peut affirmer que la lutte contre le système a nécessairement une dimension morale, c'est-à-dire qu'elle passe non seulement par une réforme des structures externes mais aussi par une réforme des mœurs, dont il est vain de chercher à faire l'économie si on veut vraiment changer les choses, car faute d'une telle réforme il y a toute raison de penser que le système continuerait à imposer sa logique, même dans l'hypothèse où ses opposants auraient réussi à s'emparer du pouvoir politique. Est-il besoin d'ajouter que la réforme des mœurs ne saurait s'effectuer par voie bureaucratique selon des normes édictées d'en haut ? Elle ne peut procéder que de la prise de conscience personnelle par chaque citoyen de la nécessité de se civiliser davantage, comme aurait dit Élias, en combattant les ferments d'inhumanité que le système tend à développer en lui. De cette bataille sur le terrain de la morale personnelle dépendra en définitive la forme à venir des rapports humains
Il s'ensuit que la lutte nécessaire contre l'aliénation de soi-même a toute probabilité d'être perçue comme une douloureuse ascèse d'autant plus difficile à réaliser qu'elle est en rupture plus nette avec l'« esprit » du système. Sans doute. Mais n'exagérons rien : personne ne demande, comme faisait le moine florentin, de jeter dans le brasier des vanités les agréments de l'existence, ni de prendre le sac et la cendre pour partir vivre au désert dans les macérations et les mortifications. Il ne s'agit pas d'aller à la chasse aux « démons de la chair et de la concupiscence » ni d'allumer des autodafés. Il ne s'agit pas de chercher à faire l'ange sous prétexte de ne plus faire la bête. Il s'agit seulement d'approfondir lucidement l'analyse de ce qu'est le système capitaliste et de ses conditions historiques et sociales de fonctionnement et, sur la base de cette analyse, de choisir de le servir, sciemment, ou de le combattre, mais sérieusement, pas à demi, pas avec cette tiédeur toujours prête au compromis, pas avec cette propension complaisante à composer avec la réalité et à en euphémiser les aspérités.
Comme la Mafia, le système capitaliste est une immense machine à accumuler des profits par tous les moyens y compris le crime organisé. On ne compose pas avec le crime. Si je me suis bien fait comprendre, une des conditions principales de son efficacité, c'est que son fonctionnement reste, sinon dans une obscurité totale, du moins dans une pénombre propice à toutes les confusions. Il faut donc faire la clarté. Nous en avons les moyens et une certaine culture sociologique en fait partie. S'il est vrai que « la sociologie est un sport de combat », celle-ci ne doit pas servir à une autodéfense inconditionnelle mais à déjouer les ruses et les attaques de l'adversaire partout où il se cache, y compris en nous-mêmes. Et cette autocritique n'a rien à voir avec de l'autoflagellation. Dès lors qu'on a compris intellectuellement comment s'accomplit la logique du système, par quels entraînements elle nous entame et nous plie à son service, il devient clair que le refus de cette logique est aussi une affaire d'autodiscipline, de maîtrise de soi et de mesure dans le nombre et le style de nos investissements. On peut appeler cela une ascèse, si l'on veut. Mais il faut bien voir que l'effort consenti est la condition sine qua non pour accéder à une forme de liberté autrement plus exaltante que la poursuite décevante de nos médiocres stratégies de distinction. Dans un système qui cultive l'infantilisme, l'inconstance et l'irresponsabilité de ses membres en les jetant hors d'eux-mêmes, en les asservissant aux « envies » qu'il leur impose, en les poussant sur la plus grande pente, celle des modes changeantes et futiles, et en les enfermant par là dans une espèce d'éréthisme de tous les sens, un système qui érige en vertu cardinale la propension à « bouger », à changer pour changer, à être « mobile », à ne pas respecter le serment à soi-même et aux autres, le simple effort de se tenir et de se retenir a déjà quelque chose de subversif et de libérateur.
Alain Accardo.